Une licorne

On se donne de la peine pour moi. Je vous remer­cie, mes­dames et mes­sieurs, je vou­drais vous le rendre en ten­dresse et civi­lité ; mais vous seriez tou­jours là et c’est cela qui m’est falaise à pic, mou­li­net à broyer l’ombre, outrance insup­por­table d’une bonté armée de griffes de corail. Je trouve de plus en plus pénible de com­pli­quer l’existence d’autrui, mais il ne reste aucune île déserte, aucun bos­quet mal famé, pas même un petit enclos pour m’y enfer­mer et, de là, vous regar­der sous le jour de l’alliance. Est-ce une faute, ô terre peu­plée d’épines, que d’être une licorne ?

Julio Cor­ta­zar, Dis­cours du pince-gueule 

Cinq licornes – Illus­tra­tion extraite de l’His­toire géné­rale des drogues, publiée par Pierre Pomet en 1694.

Usure - La Dépouille

Vous voyez ce vieux, ce très vieux pull ? oui, celui-là, là-haut sur la photo
 — Quoi ! ça ? Vous tenez vrai­ment à parler de cette gue­nille ?
 — Et bien… (Bouche vague­ment pincée de la Sole, léger soupir)
[au fait, avez-vous déjà sur­pris un soupir de Sole ? Non ? C’est le moment, alors, de tendre atten­ti­ve­ment l’oreille………… là, voilà… avez-vous perçu ce souffle impon­dé­rable qui s’étire lon­gue­ment, dou­ce­ment, avant de s’échapper – ° – dans une bulle infi­ni­té­si­male ?]
[…] et bien, ……°……° °…°
La Sole s’est tue ; elle est un peu fati­guée.

Ce qu’elle aurait voulu dire, c’est : « Regar­dez comme ce pull hors d’âge est admi­rable – un patriarche déglin­gué et magni­fique, voilà ce qu’il est – la conclu­sion héroïque d’une patiente et dis­crète trans­for­ma­tion».
Elle aurait aussi aimé décrire le lent pro­ces­sus à l’œuvre – l’encolure qui com­mence à bâiller avec indo­lence, en une char­mante las­si­tude ; puis la maille souple et moel­leuse qui s’abandonne à une confor­table forme d’avachissement ; la fibre ensuite, de plus en plus déliée, de plus en plus clair­se­mée au point d’offrir ces den­telles impon­dé­rables, ces trans­pa­rences fra­giles de conte de fée ; jusqu’à la déchi­rure finale, béance tra­gique, gro­tesque, éche­ve­lée, irré­mé­diable.

Pour­tant la Sole se tait.
Il lui prend l’envie, là, tout de suite, de jouer avec l’ombre cha­peau pointu d’un toit, qui elle-même joue avec un réseau de grif­fures et de sillons, ins­crip­tions contra­dic­toires à la sur­face du champ nu au pied de l’atelier, énig­ma­tiques écri­tures agrestes à déchif­frer.
Avec un tor­tille­ment char­mant de la queue, elle se drape dans la dépouille, ouvre la fenêtre et s’envole.

Dans « Vie Véri­dique de la Sole – Mémoires d’une homo­pleu­ro­necte » : Mélo­dra­ma­ti­que­ment drapée dans la dépouille archaïque, la Sole a pris son envol

Ô Ophélia !

Les der­nières fleurs du jardin en méli-mélo sur la grande table de l’atelier. Et parmi elles, – mais peut-être ne la voyez-vous pas, elle est si pâle –, Ophé­lia qui chante. Très inté­res­sés, Dela­croix, Redon, Mil­lais et quelques autres se sont appro­chés… tiens, j’aperçois même le très demandé, le très décoré Caba­nel…
Sha­kes­peare chante :

« There is a willow grows aslant a brook
That shows his hoar leaves in the glassy stream
There with fan­tas­tic gar­lands did she come
Or crow­flo­wers, net­tles, dai­sies, and long purples
That libe­ral she­pherds give a gros­ser name
But our cold maids to « dead men’s fin­gers » call them.
There, on the pendent boughs her coro­net weeds
Clam­be­ring to hang, an envious silver broke,
Fell in the wee­ping brook. Her clothes spread wide,
And mer­maid-like a while they bore her up,
Which time she chan­ted snatches of old lauds,
As one inca­pable of her own dis­tress,
Or like a crea­ture native and indued
Unto that ele­ment. But long it could not be
Till that her gar­ments, heavy with their drink,
Pull’d the poor wretch from her melo­dious lay
To muddy death. »

Hamlet, Act IV, Scene VII

Au-dessus du ruis­seau penche un saule, il reflète
dans la vitre des eaux ses feuilles d’argent
Et elle les tres­sait en d’étranges guir­landes
Avec l’ortie, avec le bouton d’or,
Avec la mar­gue­rite et la longue fleur pourpre
Que les hardis ber­gers nomment d’un nom obs­cène
Mais que la chaste vierge appelle doigt des morts.
Oh, voulut-elle alors aux branches qui pen­daient
Grim­per pour atta­cher sa cou­ronne flo­rale ?
Un des rameaux, per­fide, se rompit
Et elle et ses tro­phées agrestes sont tombés
Dans le ruis­seau en pleurs. Sa robe s’étendit
Et telle une sirène un moment la sou­tint,
Tandis qu’elle chan­tait des bribes de vieux airs,
Comme insen­sible à sa détresse
Ou comme un être fait pour cette vie de l’eau.
Mais que pou­vait durer ce moment ? Alour­dis
Par ce qu’ils avaient bu, ses vête­ments
Prirent au chant mélo­dieux l’infortunée,
Ils l’ont donnée à sa fan­geuse mort.

Élisabeth Vu, les carnets – Dernières fleurs. La Sole dans le rôle d’Ophélie en vis-à-vis des vers de Shakespeare
La Sole en tra­gé­dienne dans le grand rôle d’Ophélia – à moins que… (détail)