Une licorne

On se donne de la peine pour moi. Je vous remer­cie, mes­dames et mes­sieurs, je vou­drais vous le rendre en ten­dresse et civi­lité ; mais vous seriez tou­jours là et c’est cela qui m’est falaise à pic, mou­li­net à broyer l’ombre, outrance insup­por­table d’une bonté armée de griffes de corail. Je trouve de plus en plus pénible de com­pli­quer l’existence d’autrui, mais il ne reste aucune île déserte, aucun bos­quet mal famé, pas même un petit enclos pour m’y enfer­mer et, de là, vous regar­der sous le jour de l’alliance. Est-ce une faute, ô terre peu­plée d’épines, que d’être une licorne ?

Julio Cor­ta­zar, Dis­cours du pince-gueule 

Cinq licornes – Illus­tra­tion extraite de l’His­toire géné­rale des drogues, publiée par Pierre Pomet en 1694.

Le Roué Vertueux ou les lacunes du censeur royal

Le Roué vertueux de Charles Coqueley de Chaussepierre est une parodie de drame classique publiée en 1770. Ce livre lacunaire inspira Raymond Queneau.
Portrait présumé de Charles Georges Coqueley de Chaussepierre par Joseph-Siffred Duplessis
Por­trait pré­sumé de Charles Georges Coque­ley de Chaus­se­pierre par Joseph-Sif­fred Duples­sis

Quand un cen­seur royal s’ennuie, quand les soucis de la cen­sure l’encombrent, et bien, pour se détendre, s’aérer, il change de cha­peau, prend la plume à son tour et s’exerce à toutes sortes de facé­ties et d’insolences jusqu’à ce qu’un sou­rire, voire un éclat de rire, bou­le­verse sa maus­sade phy­sio­no­mie.
Dide­rot, Vol­taire et Beau­mar­chais peuvent bien aller au diable et Fréron avec eux, notre cen­seur s’amuse.
Et tant pis pour Charles-Georges Fenouillot de Fal­baire de Quin­gey, poète dra­ma­tique du moment ; son drame L’Honnête Cri­mi­nel, ou l’Amour Filial sera impi­toya­ble­ment détourné pour deve­nir Le Roué Ver­tueux, ce « poëme mâle & vigou­reux » qui nous conte en quatre chants bien enle­vés les des­ti­nées tra­giques d’Henriette, fille d’un vidan­geur sans odeur pendu mal­en­con­treu­se­ment au cours de l’après-midi, et de Saint Leu son amant au cœur vaillant, bien que faible de pou­mons, qui, vou­lant pro­té­ger les biens de sa pro­mise voués à la confis­ca­tion, finit par­ri­cide le soir même, par un tra­gique et fatal effet du sort. La jus­tice étant ce qu’elle est, expé­di­tive et incer­taine, Saint Leu est condamné à la roue et exé­cuté sans sur­seoir ; et alors que le bour­reau œuvre et phi­lo­sophe, Hen­riette se trans­perce le cœur et s’effondre sur son amant tandis que sa mère expire de dou­leur dans les bras des gardes.
Jusque-là, rien de plus qu’une paro­die potache parmi d’autres – le plus inté­res­sant reste à venir.
Son argu­men­taire achevé, com­plété d’un « Avis au public » bien troussé, Charles Georges Coque­ley de Chaus­se­pierre, notre cen­seur, estime que cela suffit bien ; qu’il est bon de ne pas trop en faire et moins bien venu d’impatienter le lec­teur. Et puis les illus­tra­tions de Jean-Bap­tiste Le Prince sont arri­vées – et nul doute qu’elles contri­bue­ront lar­ge­ment au succès de l’ouvrage. Sans oublier qu’il ne serait pas mal de s’éviter à soi-même les désa­gré­ments de la cen­sure.
Pre­nons garde de trop écrire et publions en l’état, tranche l’homme de loi.
Ce fai­sant, il nous offre ce texte lacu­naire infi­ni­ment poé­tique – un pay­sage d’encre et de papier, creusé par un réseau de vir­gules, de paren­thèses et de points, deux-points point-vir­gules points d’exclamation d’interrogation ou de sus­pen­sion, bos­selé de mots, îlots rochers récifs, à charge pour le lec­teur de l’animer selon son goût dans le cadre de la mince intrigue qui lui est four­nie.
Com­ment ne pas voir dans ce « poème en prose propre à faire, en cas de besoin, un drame à jouer deux fois par semaine », une machine à fabri­quer du drame clas­sique ? – et l’on pense aus­si­tôt à Ray­mond Que­neau et ses Cent mille mil­liards de poèmes qui pou­vaient « four­nir de la lec­ture pour près de deux cent mil­lions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre) ».

S’il vous prend l’envie de jouer, le livre est consul­table sur Gal­lica

Le Roué vertueux de Charles Coqueley de Chaussepierre est une parodie de drame classique publiée en 1770. Ce livre lacunaire inspira Raymond Queneau.

Le cerveau selon René Descartes

L’homme de René Des­cartes et La For­ma­tion du Foetus avec les remarques de Lovis de la Forge à quoi l’on a ajouté Le Monde ou Traité de la Lumière du même auteur.

Cin­quième partie : De la struc­ture du cer­veau de cette machine et com­ment les esprits s’y dis­tri­buent pour causer les mou­ve­ments et les sen­ti­ments.
[…] Secon­de­ment, pour ce qui est des pores du cer­veau, ils ne doivent pas être ima­gi­nés autre­ment que comme les inter­valles qui se trouvent entre les filets de quelque tissu : car en effet tout le cer­veau n’est autre chose qu’un tissu com­posé d’une cer­taine façon par­ti­cu­lière, que je tâche­rai ici de vous expli­quer.
Conce­vez la super­fi­cie AA, qui regarde les conca­vi­tés EE, comme une résille ou lacis assez épais et pressé, dont toutes les mailles sont autant de petits tuyaux par où les Esprits Ani­maux peuvent entrer, et qui regar­dant tou­jours vers la glande H, d’où sortent ces Esprits, se peuvent faci­le­ment tour­ner ça et là vers divers points de cette glande
[…] et pensez que de chaque côté de cette résille il sort plu­sieurs filets fort déliés dont les uns sont ordi­nai­re­ment plus longs que les autres ; et après que ces filets sont diver­se­ment entre­la­cés en tout l’espace marqué B, les plus longs des­cendent vers D, puis de là, com­po­sant la moelle des nerfs se vont épandre par tous les membres.[…]

Le cha­pitre LXIV de cette cin­quième partie se pro­pose ensuite d’expliquer Com­ment se fait la dis­tri­bu­tion des Esprits et d’où vient l’éternuement, et l’éblouissement ou ver­tige.
Il faut savoir que ces Esprits sont de nature remuante, et qu’ils n’ont de cesse de se dépla­cer. Ainsi […] à mesure qu’ils entrent dans les conca­vi­tés du cer­veau EE, par les trous de la petite glande mar­quée H, ils tendent d’abord vers ceux des petits tuyaux a,a, qui leur sont le plus direc­te­ment oppo­sés ; et si ces tuyaux a,a, ne sont pas assez ouverts pour les rece­voir tous, ils reçoivent au moins les plus fortes et les plus vives de leurs par­ties, pen­dant que les plus faibles et super­flues sont repous­sées vers les conduits J,K,L, qui regardent les narines et le palais ; à savoir les plus agi­tées vers I, par où, quand elles ont encore beau­coup de force et qu’elles n’y trouvent pas le pas­sage assez libre, elles sortent avec tant de vio­lence, qu’elles cha­touillent les par­ties inté­rieure du nez, ce qui cause l’éternuement ; puis les autre vers K et vers L, par où elles peuvent faci­le­ment sortir, parce que les pas­sages y sont fort larges ; ou si elles y manquent, étant contraintes de retour­ner vers les petits tuyaux a,a, qui sont en la super­fi­cie inté­rieure du cer­veau, elles causent aus­si­tôt un éblouis­se­ment, ou ver­tige, qui trouble les fonc­tions de l’imagination […]
Pour lire l’ouvrage de Des­cartes dans sa seconde édi­tion, revue et cor­ri­gée de 1677, c’est ici sur Gal­lica.