Les mots particules

Der­rière le miroir d’Alice se trouve un vaste bois très sombre – « l’anonymommable forêt » du lin­guiste René Jorgen –, où les choses n’ont pas de nom…

Inquiète à l’idée de perdre son nom, Alice hésite un ins­tant à péné­trer dans le bois, puis s’aventure :
En tout cas, ma foi, dit-elle bra­ve­ment, c’est bien agréable, après avoir eu si chaud, de péné­trer dans le… dans la… dans quoi ?
Sur­prise d’avoir oublié le nom, elle tente de s’en sou­ve­nir :
Je veux dire, de se trou­ver sous le… sous la… sous ceci, voyez-vous bien ! dit-elle en met­tant la main sur le tronc d’un arbre. Com­ment diable est-ce que cela s’appelle ? Je crois vrai­ment que ça n’a pas de nom… Mais, voyons, bien sûr que ça n’en a pas !

Et tandis qu’Alice tente de s’y retrou­ver : Et main­te­nant, qui suis-je ?, Alberto Man­guel, grand lec­teur de ses aven­tures, pose cette ques­tion en forme d’énigme : Alice doit-elle se rap­pe­ler ces noms oubliés ou doit-elle les fabri­quer, tout neufs ? – et cette autre, quelques pages plus loin : Et qu’entendons-nous par un « nom » ?

Alberto Man­guel, Dans la forêt du miroir, Actes Sud, 2000
Lewis Car­roll, De l’autre côté du miroir

Le Roué Vertueux ou les lacunes du censeur royal

Le Roué vertueux de Charles Coqueley de Chaussepierre est une parodie de drame classique publiée en 1770. Ce livre lacunaire inspira Raymond Queneau.
Portrait présumé de Charles Georges Coqueley de Chaussepierre par Joseph-Siffred Duplessis
Por­trait pré­sumé de Charles Georges Coque­ley de Chaus­se­pierre par Joseph-Sif­fred Duples­sis

Quand un cen­seur royal s’ennuie, quand les soucis de la cen­sure l’encombrent, et bien, pour se détendre, s’aérer, il change de cha­peau, prend la plume à son tour et s’exerce à toutes sortes de facé­ties et d’insolences jusqu’à ce qu’un sou­rire, voire un éclat de rire, bou­le­verse sa maus­sade phy­sio­no­mie.
Dide­rot, Vol­taire et Beau­mar­chais peuvent bien aller au diable et Fréron avec eux, notre cen­seur s’amuse.
Et tant pis pour Charles-Georges Fenouillot de Fal­baire de Quin­gey, poète dra­ma­tique du moment ; son drame L’Honnête Cri­mi­nel, ou l’Amour Filial sera impi­toya­ble­ment détourné pour deve­nir Le Roué Ver­tueux, ce « poëme mâle & vigou­reux » qui nous conte en quatre chants bien enle­vés les des­ti­nées tra­giques d’Henriette, fille d’un vidan­geur sans odeur pendu mal­en­con­treu­se­ment au cours de l’après-midi, et de Saint Leu son amant au cœur vaillant, bien que faible de pou­mons, qui, vou­lant pro­té­ger les biens de sa pro­mise voués à la confis­ca­tion, finit par­ri­cide le soir même, par un tra­gique et fatal effet du sort. La jus­tice étant ce qu’elle est, expé­di­tive et incer­taine, Saint Leu est condamné à la roue et exé­cuté sans sur­seoir ; et alors que le bour­reau œuvre et phi­lo­sophe, Hen­riette se trans­perce le cœur et s’effondre sur son amant tandis que sa mère expire de dou­leur dans les bras des gardes.
Jusque-là, rien de plus qu’une paro­die potache parmi d’autres – le plus inté­res­sant reste à venir.
Son argu­men­taire achevé, com­plété d’un « Avis au public » bien troussé, Charles Georges Coque­ley de Chaus­se­pierre, notre cen­seur, estime que cela suffit bien ; qu’il est bon de ne pas trop en faire et moins bien venu d’impatienter le lec­teur. Et puis les illus­tra­tions de Jean-Bap­tiste Le Prince sont arri­vées – et nul doute qu’elles contri­bue­ront lar­ge­ment au succès de l’ouvrage. Sans oublier qu’il ne serait pas mal de s’éviter à soi-même les désa­gré­ments de la cen­sure.
Pre­nons garde de trop écrire et publions en l’état, tranche l’homme de loi.
Ce fai­sant, il nous offre ce texte lacu­naire infi­ni­ment poé­tique – un pay­sage d’encre et de papier, creusé par un réseau de vir­gules, de paren­thèses et de points, deux-points point-vir­gules points d’exclamation d’interrogation ou de sus­pen­sion, bos­selé de mots, îlots rochers récifs, à charge pour le lec­teur de l’animer selon son goût dans le cadre de la mince intrigue qui lui est four­nie.
Com­ment ne pas voir dans ce « poème en prose propre à faire, en cas de besoin, un drame à jouer deux fois par semaine », une machine à fabri­quer du drame clas­sique ? – et l’on pense aus­si­tôt à Ray­mond Que­neau et ses Cent mille mil­liards de poèmes qui pou­vaient « four­nir de la lec­ture pour près de deux cent mil­lions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre) ».

S’il vous prend l’envie de jouer, le livre est consul­table sur Gal­lica

Le Roué vertueux de Charles Coqueley de Chaussepierre est une parodie de drame classique publiée en 1770. Ce livre lacunaire inspira Raymond Queneau.