Le vrai du faux

[…] J’ai lu tous ces auteurs, sans trop leur repro­cher de mentir, vu que c’est déjà pra­tique cou­rante même chez ceux qui font pro­fes­sion de phi­lo­so­pher. Mais j’étais étonné qu’ils aient cru pou­voir écrire des choses fausses sans qu’on s’en aper­çût. C’est pour­quoi moi aussi (par vaine gloire !), j’ai tenu à trans­mettre quelque chose à la pos­té­rité, et je ne veux pas être le seul privé de la liberté d’affabuler. Puisque je n’avais rien de vrai à racon­ter, n’ayant jamais rien vécu d’intéressant, je me suis adonné au men­songe avec beau­coup plus d’honnêteté que les autres. Car je dirais la vérité au moins sur un point : en disant que je mens. […]

Lucien, His­toires vraies (A § 4) in Voyages extra­or­di­naires

Atlas des îles abandonnées

Un jour, Judith Scha­lansky découvre, prise dans les pages d’un recueil ancien de cro­quis topo­gra­phiques, une feuille isolée de petit format. Sur cette feuille, la carte d’une île, sans échelle ni ins­crip­tion – « un îlot ano­nyme et muet ».

[…] Ce bout de terre aux contours nets était abso­lu­ment par­fait, et en même temps aussi perdu que la feuille volante sur laquelle il était des­siné. Toute rela­tion au conti­nent avait dis­paru. Le reste du monde était sim­ple­ment passé sous silence. Jamais je ne vis d’île plus isolée. […]

Beauté tendue entre le ravis­se­ment du regard et la réa­lité de ces îles : des lieux aux marges – des cartes et de l’humanité.
Infi­nie déli­ca­tesse de la mise en page, du trai­te­ment gra­phique : beauté de ce bleu, d’eau ou de nuages, qui cerne les îles, les clôt sur elles-mêmes ; de ces bleus, plutôt – infimes varia­tions d’une page à l’autre. Et elles, les îles, toutes blanches, noyées de bleu, pous­sières sau­pou­drées, concré­tions d’écume ou déli­cats et orfé­vrés os de sèches – cise­lures grises des reliefs, capil­laires oranges des routes et che­mins.
C’est si simple et si pré­cieux.
Des abs­trac­tions enchan­tées enchan­tantes.
Oui, mais – Judith Scha­lansky prend bien garde de confron­ter les pâles figures aux faits. Dans une langue qui énonce, sobre et pré­cise, concise. Sans chi­chis ni pathos.
Avec un mer­veilleux sens du décou­page et du mon­tage.
En quelques lignes, en face à face, elle redonne à cha­cune un corps, des cou­leurs, des sons, une his­toire.
Et c’est magni­fique. Épique. Tra­gique. Tout en déme­sure.
Il y est presque tou­jours ques­tion d’obsessions, d’expéditions hasar­deuses, d’expérimentations, de conquêtes, de quêtes, de rêves et d’utopies.
On y livre des chasses inter­mi­nables, on y mène des opé­ra­tions mili­taires mys­té­rieuses, y règnent des cra­pules ubuesques.
Il y a du bruit, beau­coup – le brou­haha inces­sant des oiseaux, le fracas des vagues, la fureur des vents et des vol­cans, les hur­le­ments des conqué­rants ; les râles des vic­times, la plainte des sur­vi­vants, des exilés, des dépor­tés, des oubliés ; les sou­pirs des vaches de mer bles­sées ; et des chants, de la musique par­fois ; et des explo­sions ato­miques aussi.
La nature y est rare­ment idyl­lique.
Des nuages en veux-tu en voilà, du brouillard, des mirages, des nau­frages.
Des flots noirs et glacés, des côtes déchi­que­tées. Des monts escar­pés et des gla­ciers abrupts. Ce ne sont que pay­sages arides à la végé­ta­tion clair­se­mée, ébou­le­ments de pierres, éten­dues de neige, de lave ou de cendres. Des os blan­chis brillent sur le sable des plages et les forêts sont des pièges inex­tri­cables que la lumière ne par­vient pas à tra­ver­ser.
Au fond, ces îles appar­tiennent aux vents et aux goé­lands, aux phoques et aux crabes écar­lates.
Les dieux les habitent mais les hommes n’aspirent qu’à les quit­ter. De peur d’y mourir – à coup sûr d’ennui, très sou­vent de faim. Gagné par le déses­poir ou la folie. Pétri­fié de nos­tal­gie les yeux perdus dans l’océan. Len­te­ment. Ano­ny­me­ment.
Sans lais­ser de trace. Au mieux une croix som­maire, laco­nique témoi­gnage.

Elisabeth Vu, – Atlas des îles abandonnées, de Judith Schalansky